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Julie Dao Duy

«Nous vivons un âge d’or du divertissement food. Chaque mois, les chaînes et grandes compagnies de streaming sortent de nouveaux shows ou films à propos de chefs, de restaurants, et de la manière dont les gens mangent à travers le monde. » (Eater magazine 29 septembre 2017)

Le diner organisé le 30 octobre 2017 pour les 70 ans de l’agence de photographie Magnum est emblématique de cette fusion. Lors de ce repas-performance, la cheffe Ellen Parr transforme les clichés gourmands de son père, le célèbre photographe Martin Parr, en plats à déguster.

Le magazine de culture food Fuet le souligne dans son dernier numéro : « la nourriture depuis quelques temps est nommée « the new rock’n’roll » ; et il y a ceux aujourd’hui qui, en lien avec l’époque, proclament « Food is the new Internet ».

FOOD ACTIVISM

Est-ce lié à la valorisation croissante des métiers manuels et chargés de sens (cuisinier, pâtissier ou sommelier) ? Ou au fait que l’alimentation se trouve au centre des préoccupations contemporaines (polémiques chroniques sur les abattoirs, scandales alimentaires à répétition, nombreux débats sur l’alimentation et la santé, etc) ?

La Food s’invite en tous cas régulièrement, ces derniers temps, à la table des débats politiques, intellectuels et artistiques. « Y a-t-il quelque chose de plus politique que la nourriture sur cette planète ? » a interrogé Anthony Bourdain, le célèbre chef, auteur et animateur d’émissions culinaires américain, le 5 octobre 2017, lors d’un New York Times talk.

Celui-ci vient de réaliser un documentaire sur le problème des déchets alimentaires. À travers « Wasted ! The Story of Food Waste » il a pour ambition de changer la manière dont les gens achètent, cuisinent, mangent et recyclent leur nourriture. À travers le prisme de la nourriture, ce n’est pas d’écologie mais d’un autre thème contemporain que nous parle la journaliste Nora Bouazzouni : les inégalités hommes-femmes.

La question  du sexisme et de la table est le sujet de son ouvrage « Faiminisme ». Elle y affirme que nourriture et féminisme sont intrinsèquement liés en répondant à des questions comme : « Quel est rapport entre le patriarcat et une entrecôte ? Où se cachent les cheffes ? L’agriculture est-elle une affaire de mecs ? ».

 

Trois expositions mettent également la nourriture ‘politique’ à l’honneur depuis le début de l’automne.

Elle est au centre de l’œuvre de Chloé Wise, aux accents « pop-politisés », qui était exposée à la galerie Almine Rech à Paris jusqu’au 7 octobre 2017. L’artiste utilise la nourriture pour questionner le consumérisme en relation avec le bien-être, les rapports de genre et une certaine superficialité contemporaine.

Chloé Wise avait émergé en 2015 avec ses sacs Chanel ou Prada en forme de doughnuts, pancakes et autres consommables irrésistibles.

Le sculpteur Ry Rocklen expose, lui, dans « Food Group »  à la Team Gallery à New York City, jusqu’au 4 novembre 2017, des miniatures imprimées en 3D. Il a conçu de petits personnages hyperréalistes habillés en hot-dog, en glace ou en taco représentant une investigation de la consommation et de la production de masse au sein d’une société capitaliste. Son travail explore l’identification du consommateur avec le produit mais se veut aussi une apologie de la lutte pour l’individualité aujourd’hui.

 

Des convictions partagées avec la food designer Marije Vogelzang, curatrice de l’exposition collaborative The Future of Food, Looking Back to Now, présentée lors de la Dutch Design week de Eindhoven.

‘La plupart des gens ne se sentent pas concernés par ce qu’il se passera à l’avenir. Ils imaginent que le futur sera determiné par des puissances supérieures : le gouvernement, les hommes politiques, ou les entreprises’, explique Vogelzang. ‘Mais tous les jours, notre culture culinaire est créée et façonnée par des gens comme vous et moi‘.

L’artiste Chloé Rutzerveld notamment, imagine en 2030 un consommateur capable de créer son fruit ou légume entièrement personnalisé. Chacun peut inventer sa « recette » (taux de vitamine C, exposition au soleil, humidité…) et regarder son aliment pousser, avec toutes ses particularités.

Par ailleurs, un ouvrage anthologique sur la photographie de nourriture comme œuvre d’art, « Feast for the Eye »,  est sorti en juin 2017 chez Aperture. Il met en avant l’utilisation de la nourriture pour raconter l’époque et la culture contemporaine.

Susan Bright, son auteur, souligne que « La nourriture dit énormément de choses de nos rituels et de nos célébrations sociales. Elle est un indicateur de la façon dont nous intégrons d’autres cultures dans la nôtre, dont nous inventons des traditions, de ce que nous aspirons à devenir. »

 

Food x Fashion

La nourriture est un sujet qui a souvent intéressé les designers mais qui s’avère particulièrement présent depuis cet été.

De « Cooking with Zac », le livre de cuisine de Zac Posen (sorti le 10 octobre) à  la nouvelle campagne Loewe SS 18 avec ses modèles ornés de fruits et maquillés comme des desserts, en passant par la collection de produits pour la cuisine « Sicily is my love » créée par Dolce & Gabbana avec la marque d’électroménager Smeg (commercialisé à l’automne 2017).

La nourriture était d’ailleurs une thématique forte de leur dernier défilé à Milan (SS18) avec des robes aux imprimés chou ou cannelloni et des boucles d’oreilles en forme de cupcakes ou de carottes.

 

Ces évocations gastronomiques sont autant une manière de parler d’un héritage culturel que, plus métaphoriquement, de la gourmandise, du désir, de la créativité, autant de champs communs à la mode et à la nourriture. C’est d’ailleurs dans cette optique que vient d’être publié (le 14 novembre 2017) Food in Vogue, par Vogue Editors. Ce livre rend hommage à la gastronomie, réunissant les plus belles mises en scène food, immortalisées par de grands photographes de mode, comme Irving Penn.

On peut aussi interpréter cette porosité entre les deux univers comme une volonté pour les marques de proposer un style de vie plus holistique à leurs clients.

Et ce rapprochement Fashion x Food n’est pas surprenant à une époque où les photos de nourriture et de sa garde robe sont des ingrédients clés de mise en scène de sa vie sur les réseaux sociaux.

 

Cette volonté de proposer un style de vie global est aussi en œuvre dans les collaborations récentes entre grandes marques alimentaires et designers de mode.

Taco Bell et Forever 21 viennent de créer une ligne de vêtements en commun (lancement le 11 octobre 2017). Et Coca-Cola a fait de même avec Kith cet été ou encore avec le trio de créateurs Jour/Né à la dernière Fashion Week de Paris (SS18). Pendant leur défilé, ces derniers ont présenté, au sein du reste de leur collection, des ‘total-looks’ issus de leur collaboration avec la marque de soda.

Enfin la chaîne de fast-food américaine White Castle (déjà une collaboration avec la marque Supreme à son actif) vient de confier au créateur Telfar la conception des nouveaux uniformes de ses employés. Et la marque lance également une collection de streetwear cet automne.

Telfar Clemens présente cette collaboration comme une connexion à un ‘lifestyle’ personnel et sub-culturel : « White Castle est le seul endroit qui est ouvert à 4 heures du matin sur Queens Bvd, quelle que soit l’heure à laquelle je rentre chez moi (…) j’y vais depuis que je suis enfant. C’est ce que les gens du coin avaient l’habitude de faire » (Interview magazine, septembre 2017)

 

Food Star System

Au même titre que les champs traditionnels de la culture pop, de la mode à la musique au cinéma, la food développe de plus en plus un système fondé sur le storytelling, avec ses stars, ses success stories et ses fans.

Le ‘It-Cuistot’ (terme proposé par la journaliste Alice Pfeiffer dans Les Inrocks / 30 août 2017) devient une personnalité très populaire et sollicitée.

C’est le cas du collectif gastronomique nomade Ghetto Gastro qui a notamment organisé des dîners de Thanksgiving pour Rick Owens pendant la Fashion Week ou pour Pigalle à Art Basel Miami. Et dont les interventions sont presque aussi médiatisées que les shows de leurs commanditaires. C’est aussi le cas pour la chef New Yorkaise en vogue Camille Becerra, qui multiplie les collaborations (avec Uniqlo, Pepsi ou Hyatt) et bénéficie d’une couverture presse digne d’une actrice montante.

Ce phénomène de food ‘pop culture’ est entretenu par les médias avec une presse de plus en plus pointue et branchée (‘indie food magazines’) dans lesquels on trouve dorénavant très peu de recettes de cuisine !

Par exemple, la revue ‘Jarry Mag’, sous-titrée ‘a queer food journal’, parle de culture lgbt à travers la nourriture et des récits de chefs. ‘Cherry Bombe’ est consacrée aux femmes dans la galaxie food aujourd’hui. Quant à ‘Put an egg on it’ et ‘The Gourmand’, ils se présentent respectivement comme une revue littéraire et une revue culturelle.

 

Les émissions de cuisine ne sont pas en reste en favorisant un casting atypique et un ton décalé, comme ‘Fuck that’s delicious’, le show culinaire du rappeur Action Bronson, produit par Vice, ou encore l’association insolite du rappeur Snoop Dog et de la papesse du food Martha Stewart pour ‘Potlock Dinner Party’. La seconde saison de l’émission a débuté en octobre 2017 sur la chaîne VH1, après le succès de la première, fin 2016, qui réunissait des invités peu associés à la gastronomie comme 50 Cent, Wiz Khalifa ou Seth Rogen.

 

Certains chefs deviennent même de véritables têtes d’affiches. En témoignent, les tournées internationales de Noma et de son fondateur René Redzepi, qui se sont produits à guichet fermé, au Japon, en Australie ou dernièrement au Mexique, comme s’il s’agissait d’un groupe de rock (les réservations pour le pop-up d’un mois et demi à Tulum ont été closes en 3 heures).

Les films sur les chefs passent également plus volontiers du petit au grand écran. Pas moins de trois films documentaires sur des chefs sont sortis au cinéma ces 6 derniers mois (en France) ! Fin avril, « Noma au Japon » (« Ants on a shrimp » = titre original) revenait sur la première résidence de Redzepi et son équipe. L’été dernier, dans « À la recherche des femmes chefs », Vérane Frédiani dressait le portrait de femmes qui parviennent à s’imposer dans un monde massivement dominé par les hommes. Et le 11 octobre 2017, avec « La Quête d’Alain Ducasse », c’est au tour du chef français d’être célébré sur grand écran.

 

La Food Tech comme accélérateur de popularité

Depuis quelques années, le boom de la Food Tech a aussi largement contribué à dynamiser et à moderniser cet univers, notamment auprès des millennials.

Un nouveau magazine, Youfood (premier numéro sorti le 28 juin 2017) est d’ailleurs spécialisé en tendances culinaires 2.0. Il donne la parole aux nombreux bloggeurs, instagrammeurs et autres influencers food présents sur les réseaux sociaux.

 

La Food Tech apporte des réponses pratiques aux nouveaux besoins des consommateurs : de la réduction des déchets (Love food hate waste, Optimiam…), à l’accès à la production locale (Monpotager.com, La Ruche qui dit oui…) ou encore aux besoins de coaching (Foodvisor : infos nutritionnels via photo de ses achats alimentaires, WeCook : idées de menus par des diététiciens…)

Certains acteurs de la Food Tech, en phase avec les nouveaux modes de consommation, s’inspirent aussi des modèles de l’Entertainment.

Par exemple, Feed Me, une appli de recherche de restaurant, créée en 2017, s’inscrit dans les pratiques urbaines contemporaines en reprenant le mode de fonctionnement de l’application de rencontres Tinder.

 

Enfin, des acteurs proposent un lifestyle, une expérience totale en phase avec les aspirations et les usages d’une cible jeune. A l’instar de Tastemade (2 milliards de vidéos vues par mois sur l’ensemble de leurs plateformes). La marque qui s’est développée sur l’idée « Connect the world through food » élargit de plus en plus sa définition de Taste à un style de vie global. En témoignent les lancements de ‘Tastemade Travel’ en juillet dernier sur Instagram et de Tastemade home’ en octobre 2017.

« ‘Taste’ c’est un goût pour tout ce qui nous passionne, que ce soit la nourriture, les voyages ou la décoration d’intérieur. (…) Capitaliser sur la joie de vivre, ce qu’on ressent quand on pense à tous ces moments mémorables de notre vie » Oren Katzeff, directeur des programmes de la marque /plateforme Tastemade.

 

Enfin, symboles de la place grandissante qu’occupe le secteur de la food, de nouveaux lieux version XXL vont ouvrir dans les mois à venir. Véritables destinations en soi, ces projets gigantesques ont pour but de réunir au même endroit le meilleur du moment (chefs, producteurs, restaurants…) pour une expérience culinaire « augmentée ». Le « tourisme gourmand » n’a jamais autant piqué les curiosités et excité les papilles. Le célèbre chef américain Anthony Bourdain ouvrira à New York en 2019 un immense marché, réunissant plus de 100 échoppes de grands chefs, vendeurs de street food et producteurs locaux. L’objectif du Bourdain Market ? Capturer, au sein d’un même endroit, toute l’effervescence de la food scene de New York.

En Italie, à Bologne, Le FICO Eataly World vient quant à lui d’ouvrir ses portes. Véritable parc d’attraction autour de la gastronomie italienne, il permet aux visiteurs de découvrir toutes les étapes, de la plantation à l’assiette. Manger n’aura jamais été une expérience aussi instructive que ludique !