L’entrée du magasin, une paire de mocassins trône sur un catalogue d’exposition de la Galerie nationale du Jeu de paume. Plus loin, les sacs et les blouses flirtent avec les couvertures écornées des romans de Jean d’Ormesson et Jérôme Garcin. Chez Sézane, à Paris, la boutique est appelée « l’Appartement » et le livre fait partie d’un décorum soigné façon « home sweet home ».
« Plus la dématérialisation gagne du terrain, plus la charge symbolique du livre est forte. » Elodie Mielczareck, sémiologue
De l’autre côté de la Seine, dans la vitrine du chausseur Carel, des piles de romans jouxtent les chaussures à brides et les bottines d’inspiration sixties. Pour tout achat, les clientes repartent avec un ouvrage. « Cette invitation faite au livre est un hommage à la naissance de Carel, au pied de la Sorbonne il y a soixante-cinq ans, nos premières clientes étaient étudiantes ou profs », éclaire Frédérique Picard, présidente de la marque. Lancée par Sonia Rykiel dans son flagship de Saint-Germain-des-Prés ou par le Used Book Café du concept store Merci, boulevard Beaumarchais, cette scénographie se développe aujourd’hui, des lobbys d’hôtels aux défilés de mode, des boutiques aux réseaux sociaux. Alors que les collaborations avec l’art contemporain se multiplient depuis plus d’une décennie, la littérature offre aux marques une nouvelle source d’inspiration, ainsi qu’un vernis intellectuel obtenu à peu de frais.
L’arrivée de cette tendance à l’heure de l’écran-roi n’a rien d’un hasard. « Plus la dématérialisation gagne du terrain, plus la charge symbolique du livre est forte », note la sémiologue Elodie Mielczareck. « La mise en scène du livre fait écho aux aspirations des plus aisés, relayées par les marques de luxe : sortir d’une logique de consommation à outrance, se recentrer sur l’essentiel et prendre du temps pour soi. Les livres deviennent les emblèmes de ce mouvement slow life », ajoute Emma Fric, directrice du département Recherche & Prospective au bureau de style Peclers. Evidemment, dans ce contexte, tous les livres ne se valent pas : on préférera aux vulgaires opuscules de poche la collection « Blanche » de Gallimard, avec sa couverture crème et son titre rouge. Voire des éditions limitées. Pour sa dernière campagne automne-hiver, la marque Loewe a lancé le hashtag #taketimetoread, « prenez le temps de lire ».
Sur les affiches, l’acteur Josh O’Connor et le mannequin Stella Tenant apparaissent plongés dans des exemplaires de Madame Bovary et Don Quichotte, dont la couverture a été réalisée par le photographe de mode Steven Meisel. Quatre autres classiques de la littérature ont été réédités par la marque puis commercialisés.
Convier des ouvrages dans ses intérieurs est aussi le moyen de parfaire l’identité d’un lieu. L’Hôtel Les Roches rouges, à Saint-Raphaël, a disséminé dans ses espaces des beaux livres (Méditerranée, par Raymond Depardon) et des textes (Marcel Pagnol). Le livre n’est plus un simple objet de décoration, « il fait partie d’une expérience globale de l’hospitalité, au même titre que la musique ou la qualité d’un plat », professe Vanina Kovarski, responsable du marketing et de la communication. « Aux Roches rouges, il permet de faire partager notre vision des vacances sur la Côte. »
Leur vocation serait donc d’être lus ? Pas toujours. « Souvent le titre et la typographie sont utilisés comme des éléments formels pour composer un message graphique à la façon d’un slogan ou comme un processus de narration dans des mises en scène artificielles », remarque Emma Fric. Le lunetier Jimmy Fairly use abondamment du stratagème. Sur son compte Instagram, on voit, en bord de mer, une jeune femme cachée derrière de larges carreaux solaires, le nez dans La Plage, de Marie Nimier. Une autre a jeté L’Eté, d’Albert Camus, dans son panier de vélo, bien en vue à côté de ses lunettes de soleil. « Le livre est réduit à un objet consommable noyé au milieu des objets de consommation courante, comme le café, les lunettes ou le sac à main, regrette Elodie Mielczareck, c’est une matière vidée de son sens. » Enfin, il est factice. En juillet, pour le défilé automne-hiver Chanel, Karl Lagerfeld a recréé le décor de l’Académie française sous la voûte du Grand Palais. Dans les stands des bouquinistes figuraient des centaines de faux livres sur… Coco Chanel.